Art & Architecture
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Partez à la découverte du goût pour les arabesques et de l'invention du vernis « façon de la Chine » au début du XVIIIe siècle
L’ensemble décoratif en laque rouge « de la Chine » de l’hôtel de Lunas constitue un exemple unique en France. La date précoce de son exécution, présumée vers 1710-1715, ainsi que son iconographie exclusivement occidentale, distingue le décor des traditionnelles chinoiseries du début du XVIIIe siècle. La technique utilisée pour ces panneaux n’est pas sans poser quelques questions. En effet, le vernis « façon de la Chine » demeure un procédé rare au début du XVIIIe siècle pour le mobilier ou le décor, quoique l’on connaisse quelques exemples en France et à Anvers. À Paris, le brevet du procédé « façon de la Chine » n’est enregistré qu’en 1713. Il semble ainsi peu probable qu’un tel ensemble puisse être commandé par un particulier en dehors de la capitale, le nombre d’artistes capables d’exécuter de tels panneaux étant très réduit.
Le goût pour les arabesques prend son essor à la fin du règne de Louis XIV sous l’impulsion du graveur et ornemaniste Jean Berain (1640-1711). Ce dernier choisit de s’inspirer des peintures mises au jour lors de fouilles de la Domus Aurea, fresques antiques appelées « grotesques », appellation dérivée du mot « grotte », désignant des fouilles souterraines. Ces motifs avaient déjà inspiré nombre d’artistes de la Renaissance italienne, mais en France ils connaissent le succès avec Jean Berain, Claude Gillot (1673-1722), Claude Audran III (1658-1734) ou Jean-Antoine Watteau (1684-1721).
Les mois « grotesques » de l’hôtel de Lunas ont la particularité d’être associés avec leurs pendants zodiacaux, dans la plus parfaite tradition médiévale qui associe les douze signes aux douze mois de l’année, dans les décors sculptés des édifices religieux. Cette tradition perdure dans les dévotions religieuses des « heures », célébrant tous les jours et toutes les saisons. Le monde profane s’en est emparé avec notamment des tapisseries représentant les signes du zodiaque et les mois de l'année par le biais de scènes rurales ou de représentations de la vie à la cour.
À l’hôtel de Lunas, les panneaux de vernis rouge ont été conçus avec des huiles sur toile représentant les signes astrologiques, sur un fond presque entièrement doré, autour d’un cartel central représentant le signe, d’une grande qualité picturale, avec ses volutes d’acanthes et ses mascarons. Des aménagements décoratifs effectués en 1840-1842 en ont perturbé la lecture, dans la mesure où quelques panneaux ont été déplacés, et que certains des signes du zodiaque ont été perdus.
Néanmoins, la logique figurative initiale est aisément reconstituable :
Janvier : les festins et les jeux et le signe du Verseau, tableau aujourd’hui manquant. Un singe-rôtisseur et un cuisinier jouant du violon avec sa broche et son grill annoncent déjà le Carnaval. Cette cuisine des singes peut être rapprochée d’un premier projet de Claude Audran III pour les singeries de Marly en 1709 (Stockholm, Nationalmuseum).
Février : la danse et le signe du Poissons. Les deux protagonistes en scène incarnent d’un côté le Carnaval, avec son masque, et de l’autre le Carême.
Mars : la guerre et le signe du Bélier. Renommée, trophées d’armes et oriflammes entrelacés sont présents pour une symbolique guerrière sans équivoque. Les deux cavaliers rappellent les représentations des guerres menées par Louis XIV, immortalisées par Jean-Baptiste Martin le vieux, dit Martin de Batailles ou Pierre-Denis Martin le jeune, dit des Gobelins, ou van der Meulen.
Avril : Flore et le signe du Taureau. Un portique, surmonté d’une fine toile d’araignée, abrite la déesse. Deux termes de faunes canéphores encadrent une jeune femme en pleine confection de bouquet.
Mai : Maia, la reine de Mai, un bouquet de fleurs à la main, est une référence antique.
Juin : les deux chevaux du registre inférieur de la scène est une citation assez exacte d’un cycle représentant l’Ecurie royale de Don Juan d’Autriche, gravé par Jan van der Straet vers 1578.
Juillet : le masque d’Apollon, entouré de rayons de lumière, couronne le mois de juillet.
Août : Virgo aoust Cérès, avec sa faucille et sa gerbe de blé, se dresse au-dessus d’un grand cercle à l’intérieur duquel s’enroulent deux serpents, en référence à l’antiquité païenne.
Septembre : les vendanges et le signe de la balance. Le long d’une échelle s’agitent des amours apportant à deux satyres les fruits à presser, le tout évoquant nos bandes dessinées actuelles, faisant coexister et communiquer différents « plans » de l’action, dans son développement, de haut en bas.
Octobre : la chasse et le signe du Scorpion. Un arbrisseau, formant couronne autour d’un trophée à tête de chevreuil, à cors et à fusils de chasse.
Novembre : la musique et le signe du Sagittaire
Décembre : le patinage et le signe du Capricorne, tableau aujourd’hui manquant. La terrasse est décorée d’une fontaine à congélations. Les patineurs semblent issus de la Commedia dell’arte et évoquent le travail de Watteau, jeune collaborateur de Claude Audran III.
L’ensemble décoratif, pour la partie consacrée aux mois grotesques, a été rapproché de l’œuvre de Claude Audran III, peintre ornemaniste dont l’influence est importante sur la conception du décor intérieur. Claude III Audran est le fils aîné de Germain Audran, graveur et lui-même fils du graveur Claude I Audran. Sa production touche à toutes les disciplines : textiles (broderies, vêtements d’Église), tapis de la Savonnerie, carrosses, clavecins et autres programmes décoratifs.
Claude III Audran se distingue par ses dessins d’arabesques qui servent des séries à la symbolique traditionnelle, comme celle des triomphes des dieux ou celle des douze mois de l’année, tout en accentuant leur stylisation. Les estampes ayant servi à la réalisation de tentures pour la chambre de Monseigneur au Château Neuf de Meudon, aujourd'hui conservées à la bibliothèque de l’Inha, montrent un dispositif iconographique comparable à celui de Lunas : chaque mois est associé à une divinité romaine surmontée par un signe du zodiaque ; dans le registre inférieur, figurent des animaux ou allégories rappellent les attributs de la divinité.
Germain Brice écrit à son propos dans sa Description de Paris, édition de 1752 : « Claude Audran, est regardé avec justice comme un des premiers dessinateurs qui n’aient jamais paru, pour les arabesques et pour les grotesques. Ce sont des compositions d’ornements légers et agréablement distribués, qui étaient en usage chez les anciens, et qui ont été renouvelés par le fameux Raphaël ». De plus, Claude Audran a fait partie d’une société d’exploitation du vernis façon de la Chine, dont il sort en 1715. Il continue cependant à exécuter des ouvrages en vernis jusqu’en 1730 (en 1720 et 1729 pour le Palais du Luxembourg, en 1729 à Fontainebleau, en 1730 à Bercy, pour le comte d’Ons-en-Bray).
Cependant, dans les panneaux de Lunas, un dessin extrêmement fin et léger est à l’œuvre, avec une expressivité naturaliste et marquée, mais aussi une inspiration italienne indéniable, qui ne peut se rapprocher complètement des estampes « modèles » alors en circulation, comme celles de Claude Audran. La création de Lunas, tout en finesse, est ainsi extrêmement atypique et peut être légitimement rapprochée du travail d’Antoine Watteau. La comparaison avec une série d’estampes témoignant du travail de Watteau dans le genre de l’arabesque est éclairante (Les Arabesques de Watteau. Panneaux décoratifs, écrans et trophées gravés par Boucher, Paris, [1912]). On y retrouve le système de la « double scène », qui devient triple avec les panneaux de Lunas, le rôle des trophées et des feuillages en arabesque, ainsi que des termes, le tout exécuté avec un dessin léger et des figures de la commedia dell’arte.
Le dispositif de couronnement de l’allégorie ressemble également beaucoup aux feuilles de paravent en arabesques conservées au musée du Louvre : la légèreté du dessin n’a en effet que peu à voir avec les modèles proposés par Claude Audran III et entretient en revanche de grandes similitudes avec les dessins de Watteau.
Audran bénéficie en effet de l’aide de Watteau lors de sa commande des Mois grotesques pour Meudon, comme l’atteste un dessin de Watteau conservé à l’Albertina de Vienne. C’est en quittant Claude Gillot, au cours de l’année 1707, que Watteau est probablement entré au Palais du Luxembourg chez Claude III Audran. Ce dernier lui confie une partie de la décoration du château de la Muette, décor connus grâce aux gravures reproduites dans Trente figures chinoises publiées dans le Mercure Galant en juillet 1731.