Art & Architecture
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Partez à la découverte d’une œuvre autobiographique singulière, entre érudition et divertissement
Le goût des devises est étroitement lié à l’intérêt de toute l’aristocratie pour l’emblématique, para-science de l’héraldique, qui ajoute une légende à la figure symbolique. Les devises, impresa en italien, se développent à partir du XVe siècle et expriment un désir d'individuation symbolique, en rupture avec le système héraldique, centré sur l'appartenance, la filiation ou de fief.
Les devises sont codifiées au XVIIe siècle à l’aide de tout un corpus de sources et de références. Il s’agit d’une association entre une image et un court texte souvent en langue étrangère (motto) qui devient un moyen de marquer la personnalité du propriétaire et plus seulement son identité. Le recueil de devises devient très à la mode à la Cour, entre divertissement et promotion de soi : ceux conservés à la Bibliothèque nationale de France sont de luxueux recueils peints dont Bussy a probablement connaissance dans la mesure où les références sont très similaires.
Le travail de déchiffrement de la salle des devises est d’autant plus complexe que Bussy mêle des vues d’édifices célèbres, exécutées d’après les estampes des frères Perelle, très connues au milieu du XVIIe siècle, reprises et diffusées par Israël Sylvestre. Ses Vues des Maisons royales et des villes conquises par Louis XIV révèlent l’image que le Roi souhaite transmettre : nombre de vues du Louvre et des Tuileries, Vincennes, Chambord, Madrid, Fontainebleau, château de Monceaux, château de Blois. Bussy prolonge cette forme de propagande royale par l’image, mais y ajoute des édifices qui appartiennent à sa propre histoire, comme la vue du château de Berny, aujourd’hui détruit. C’est en effet à l’issue d’une fête au château de Berny que Roger de Bussy-Rabutin, en 1659, reçoit une lettre du Roi l’envoyant une première fois en exil en Bourgogne
La question du lien entre ces vues et les devises reste en grande partie énigmatique. La vue de Chambord se place-t-elle au-dessus de la devise in me involvo, « je me roule sur moi-même », afin d’évoquer l’escalier à double révolution ? Le château d’Anet est-il représenté par la lune dans son plein, le nom de la lune étant le même que celui de la belle Diane qui en fut la propriétaire ? Le château de Sceaux est-il illustré par un oignon et cette devise en italien chi me mordera, piangera, « qui me mordra en pleurera », en raison d’un épisode sentimental propre à Bussy ?
La place des devises dans le commerce aristocratique, est explicite dans la correspondance de Madame de Sévigné. La marquise peut plaisanter avec sa fille au sujet du fils comte de Vaux : « Si me miras, me miran : n’aurions-nous jamais un rayon ?[1] ». La devise assure l’entre soi d’une caste, censée connaître les devises du carrousel de 1612, divertissement équestre qui se déroule sur la place royale à l’occasion du mariage de Louis XII et d’Anne d’Autriche. Le comte de Croisi choisit pour devise si me mira, me miran, « s’il me regarde, ils me regardent », devise faisant elle-même référence à celle de Louise de Lorraine.
[1] Mme de Sévigné, Mme de Grignan, Lettres de Mme de Sévigné, de sa famille et de ses amis..., t. 5, J.-J. Blaise, Paris, 1818, Lettre de Mme de Sévigné à sa fille, mercredi 21 octobre 1676.
Quelques-unes des devises du château de Bussy sont très connues du milieu aristocratique : mas virtud que luz, « plus vertueux que lumineux » est celle de Louis XIV ; affert cum luce quietem, « sa clarté invite au repos » est celle reine Marie-Thérèse d’Autriche ; Splendescam, da materiam, « je jetterai de l'éclat, donnez-moi de la matière », est la devise du régiment de cavalerie du grand Condé. D’autres se réfèrent encore au carrousel de 1612 : da l'ardore l'ardire, « l'ardeur donne l'audace », est la devise du maréchal François de Bassompierre célèbre pour ses galanteries, emprisonné pour avoir comploté contre Richelieu, morir por no morir, « mourir pour ne pas mourir », est la devise de monsieur de Longueville.
D’autres devises sont traditionnellement associées aux généraux de guerre comme non sibi sed domino (« non pas pour lui mais pour son maître »), que Bussy va faire frapper sur ses médailles, ainsi que flector non frangor, « je plie et ne romps pas », devise remise au goût du jour par les fables de La Fontaine.
En 1665, Madame de la Baume diffuse dans les mains des plus médisants courtisans le manuscrit de Bussy, une Histoire amoureuse des Gaules qui contient des portraits pleins d’esprit et nombres de vérités inavouables, y compris sur la reine mère. Le scandale provoqué par son texte précipite sa disgrâce : il est enfermé à la Bastille en 1665 et exilé l’année suivante. Cette disgrâce se prépare depuis plusieurs années, Bussy se satisfaisant mal d’une monarchie absolue qui ne tient que peu compte de son aristocratie. Il rejoint ses terres de Bourgogne en 1666 et doit attendre 1673 pour que le Roi autorise des séjours à Paris. En 1682, il peut de nouveau se rendre au lever du Roi, qui le salue. Mais les nouveaux séjours à la Cour à partir de 1683 sont décevants et Bussy ne reviendra jamais en possession de toutes ses charges.
Ce désir de revenir en grâce s’exprime sans doute avec la devise quos probat, illustrat (« en les éprouvant, elle leur donne du prix ») présentant une pierre de touche sur des pièces d’or face à la devise de Louis XIV. La rancœur envers de Madame de la Baume est assumée dans le décor, avec la devise spont favos aegre spicula (« La douceur naturelle, l'aigreur étrangère ») figurant au-dessus d’un nid d’abeilles… à côté d’une représentation du château de la Baume.
Enfin la pièce est ornée d’une série de devises galantes, parfois curieusement associées. Ainsi colligit ut aspargat, « il amasse pour répandre », devise des finances royales, se trouve associée à piango la sua morte e mia vita, « je pleure sa mort et ma vie », devise qui relève clairement du registre galant. Non mille quod absens, « que m’importe le nombre si la mienne est absente ? », est quant à elle une devise très connue de la littérature précieuse dans le cas d’un amant éloigné de la personne qu’il aime (Dominique Bouhours, Les entretiens d’Ariste et d’Eugène, 1678). De même, velantur molia duris, « sous des dehors ardus ma douleur est cachée », se retrouve dans de nombreux traités d’emblématique. La devise e freda m’accende, « froide, elle enflamme », fait référence au jeu précieux développé dans les Devises et emblèmes d’amour moralisés (1653) : « Le feu qui si peu de chaleur est proche de s’éteindre, et celui qui aime froidement, est sur le point de n’aimer plus du tout ; […] [ils sont] indignes de la milice d’Amour, qui veut que l’on s’engage, et que l’on s’aventure en sorte dans la mêlée, que l’on se perde en soi-même, pour ne se plus trouver que dans l’objet aimé ».
Les représentations de fleurs au château de Bussy renvoient directement au décor peint de fleurs du château de Cheverny, demeure de Mme de Monglat, maîtresse de Roger de Bussy-Rabutin. Amant abandonné dans la disgrâce, Bussy en était devenu amoureux au cours de l'hiver 1653, et en trace le portrait dans La Guerre amoureuse des Gaules sous le nom de Bélise.
La salle des devises du château de Bussy-Rabutin apparaît ainsi comme une œuvre autobiographique à la fois ludique et érudite, plongeant le visiteur au cœur de la persona de Roger de Bussy-Rabutin. L’ensemble des devises disposées autour du portrait de Bussy sont assez explicites, exprimant une nature fière et passionnée : si le jet d’eau est assez courant pour les familles de la vieille aristocratie (Altus ab origine alta, « il tire sa hauteur de sa hauteur d’origine »), les autres devises suggèrent une personnalité authentique et fiable dans ses affections. Le diamant (« plus de solidité que d’éclat ») et la montre (Quieto fuori e si move dentro, « en repos au-dehors elle se meut au-dedans ») associés à l’éruption d’un volcan (« la cause en est cachée »), décrivent une personnalité dédiée à l’amour galant avec l’oiseau sur un arbre (degli amori miei canti, « je chante mes amours »). L’ensemble est ici très codé, la référence au volcan étant fréquemment proposée pour figurer une passion secrète (mas dentro que fuera, « plus en dedans qu’en dehors », Claude Menestrier, La philosophie des images, 1683, p. 41). Une dernière devise, énigmatique, car absente des nombreux traités publiés au XVIIe siècle, e lacero ogni viru spirà, (« des lambeaux il tire son lustre »), illustre assez bien cet « art de la disgrâce » que Roger de Bussy-Rabutin a su créer dans la salle des devises.
Alain Boureau, « État moderne et attribution symbolique : emblèmes et devises dans l'Europe des XVIe et XVIIe siècles », Culture et idéologie dans la genèse de l'État moderne. Actes de la table ronde de Rome (15-17 octobre 1984), Rome, École Française de Rome, 1985, p. 155-178.
Devises et emblèmes d’amour moralisés. Gravés par Albert Flamen, Paris, chez Olivier de Varennes, 1653.
« Devises royalles et héroïques. — 1626. — Pinxit Ægid. ROÜART, Sti Mart. Noviom. pastor », 1626 (BnF, Ms. Français 15257 )
Adrien d’Amboise, Devises royales, Rolet-Boutonné, Paris, 1621
Henri Estienne, L'Art de faire des devises, où il est traicté des hiéroglyphiques, symboles, emblèmes, aenygmes, sentences, paraboles, revers de médailles, armes, blasons, cimiers, chiffres et rébus, avec un traicté des rencontres ou mots plaisans, Paris, 1645
Claude François Menestrier, La philosophie des images. Composées d'un ample recueil de devises ..., Robert J. B. de la Caille, 1683.
Charles Perrault, « Devises pour les tapisseries du Roy, où sont représentez les quatre Élémens et les quatre Saisons de l'année », par Charles Perrault, François Charpentier et Jacques Cassagne, peintures de Jacques Bailly (BnF, Ms Français 7819)
Recueil de devises (figures et sentences) données à Marie de La Tour, duchesse de La Trémoille (BnF, Ms-5217 réserve)