Art & Architecture
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Découvrez les secrets d'un portrait conservé dans les réserves du château
Parfois attribué à un anonyme florentin du XVIe siècle, ce portrait d’apparat a été aussi rapproché de l’art d’Alonso Sanchez Coello, peintre de cour espagnol mort en 1588, qui exerce une influence considérable dans le genre en Espagne. Il étudie en Flandre auprès du célèbre Antonio Moro (1520-1576/78), appelé aussi Mor, car le peintre adapte son nom au gré d’une spectaculaire carrière cosmopolite entre l'Angleterre, l'Allemagne, l'Italie, le Portugal et l'Espagne. Ce grand portraitiste fixe les codes rigides du portrait de cour au XVIe siècle, codes qu’Alonso Sanchez Coello diffuse dès 1555 en Espagne, lorsqu’il intègre la cour de Philippe II. Tout portraitiste arrivé à la cour d’Espagne après lui reprend ces codes, qui sont donc originellement flamands, ce qui rend encore plus complexe l’attribution.
Néanmoins la fraise laissant largement apparaître le cou n’est pas caractéristique de la mode espagnole et n’apparait sur aucun portrait du maître. Ces derniers présentent surtout de petites fraises à godrons qui se développent dans les années 1560-1570. Ici, la fraise en dentelles laisse apparaître le cou, mode qui se développe dans les années 1580 soit dans la dernière décennie d’exercice de Coello. Une fraise similaire – de taille modeste et mettant le cou à nu – peut être retrouvée dans un portrait attribué à Sofonisba Anguisolla conservé en Ukraine et daté de la fin du XVIe siècle.
Plusieurs indices laissent du reste à penser qu’il s’agit bien d’un portrait d’une italienne. Au XVIe siècle, l'invention des aiguilles d'acier donne un essor nouveau aux broderies « reticelli » et aux dentelles qui vont orner la fraise et la rendre encore plus luxueuse en Europe. Mais en Italie, à la fin du XVIe siècle, la fraise n'a pas la démesure de la mode anglaise et de la mode française, qui adopte les godrons de grande amplitude caractéristiques des années 1590 dans les pays du Nord.
Le costume, richement brodé et paré, présente des manches en pagode, c’est-à-dire ouverte à partir du coude, laissant apparaître une autre mache près du corps, qui enserre l’avant-bras, comme on peut le voir dans un portrait de Christine de Lorraine attribué à Titien daté de 1589. Or ce premier portrait florentin de Christine reproduirait une toilette un trousseau « à la française », la somptuosité du velours brodé de motifs de fils d’or et les manches typiques du style espagnol correspondant aux préférences vestimentaires de la cour française de l’époque. Les portraits suivants présenteront une mode tout à fait différente, proprement florentine, beaucoup plus sobre. Nous sommes donc en présence d’un portrait d’une femme vêtue « à la française », ce qui ne veut pas dire que ce tableau a été peint en France puisque les modes circulent très rapidement entre les cours royales par le biais des portraits notamment, représentée dans les années 1590.
La pose demeure hiératique, mais un sourire est esquissé. Le traitement du visage est assez similaire à certains portraits peints ou attribués à Sofonisba Anguissola comme celui d’Elisabeth de Valois ou la célèbre Femme à la fourrure, ce qui suggère de proposer une datation entre 1590 et 1610 pour ce portrait.
À la Renaissance, Sofonisba Anguissola est l’une des rares femmes, avec Lavinia Fontana, à faire une véritable carrière artistique. La famille Anguissola appartient à la petite noblesse de Crémone, ville de Lombardie en Italie du nord. Entre 1546 et 1549, Sofonisba et sa sœur Elena partent étudier auprès du peintre maniériste Bernardino Campi (1520-1591) qui travaille surtout à Crémone et à Milan. Lorsque Campi quitte Crémone, les deux sœurs poursuivent leur apprentissage avec Bernardino Gatti (v. 1495-1576). Vers 1554, Sofonisba complète à Rome son éducation artistique, puis séjourne à Mantoue, Parme et Milan. Dans cette ville, elle rencontre le duc d’Albe (1507-1582) qui suggère au roi d'Espagne Philippe II (1527-1598) d'inviter Sofonisba à la cour. En 1559, elle quitte la Lombardie pour Madrid et y reste jusqu’en 1573. Elle assiste au mariage de Philippe II avec Elisabeth de Valois (1545-1568), fille du roi de France, dont elle devient dame d'honneur. Elle poursuit parallèlement son activité de peintre en réalisant des portraits de la reine, du roi et des infantes.
Jusqu'à la mort de sa protectrice en 1568, elle réalise de nombreux portraits des membres de la famille royale et de leurs familiers. Cependant, son statut particulier — elle est noble, dame de compagnie, l'empêche de vendre ces toiles et d'avoir un atelier. Ces raisons, ainsi que l'incendie de l'Alcazar, peuvent expliquer l'oubli qui a longtemps entouré son travail pictural à la cour d'Espagne. Ce n'est que grâce à un long travail de recherche qu'un grand nombre de portraits a pu lui être progressivement réattribué, souvent au détriment du peintre Alonso Sánchez Coello (1642-1693).
Gaylord Brouhot, « Le portrait du costume : panégyrique de la Florence des Médicis (1537-1590) », Le miroir et l’espace du prince dans l’art italien de la Renaissance, Philippe Morel (dir.), Tours, Presses universitaires François-Rabelais, Presses Universitaires de Rennes, 2012, p. 81-121.
Leticia Ruiz Gómez, ed., A Tale of Two Women Painters: Sofonisba Anguissola and Lavinia Fontana, Madrid, Museo del Prado, 2019.
Sofonisba Anguissola et ses sœurs, cat. exp., Crémone, Vienne et Washington, 1994-1995. Milan, Leonardo Art, 1994.