Art & Architecture
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Partez à la découverte du célèbre parallélépipède perché sur pilotis !
La notion d’architecture moderne évoque communément les réalisations de l’après-guerre avec les grands ensembles ou les centres d’affaire au « style international ». En réalité, le mouvement moderne est né avec les recherches formelles de l’avant-garde européenne des années 1920.
Le Corbusier en fut une des figures principales, et la villa Savoye son premier manifeste. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le manifeste devient icône, celui d’une première modernité que les architectes des « trente glorieuses » verront comme un idéal presqu’indépassable.
Juste avant que l’Europe ne sombre dans la barbarie de la Grande Guerre, le débat architectural pense voir dans l’art nouveau le moyen de sortir de la crise des styles dans laquelle le XIXe l’avait laissé. À la fin de la guerre, l’ampleur du trauma est telle que certains prônent la fin des nations au profit d’une vision fraternelle et internationale de l’humanité. Pendant ce temps, l’industrie, dont la capacité avait décuplé en production autant qu’en sophistication, ne demande qu’à trouver d’autres débouchés que la production d’armes.
Cette conjoncture génère, entre 1918 et le début des années 1930, une décennie d’expérimentations : Constructivisme russe, néoplasticisme hollandais ou école du Bauhaus, … ces différentes avant-gardes, dont l’addition sera à l’origine du mouvement moderne, ont en commun une volonté de voir l’architecture rompre radicalement avec ses références traditionnelles et historiques au bénéfice de nouvelles formes générées par la standardisation industrielle, l’idéal égalitaire et l’impératif fonctionnel.
Dans le même temps, plusieurs architectes radicaux proposent aussi le contrepoint d’une nouvelle syntaxe normative. Parmi eux, Charles-Édouard Jeanneret, qui prendra le pseudonyme de Le Corbusier en 1920 et réalise à dix-huit ans ses premières œuvres à La Chaux-de-Fonds où il naît en 1887. Après un voyage autour de la Méditerranée qui laissera une trace profonde tout au long de son œuvre, il travaille avec Auguste Perret et Peter Behrens, puis entame une réflexion sur les rapports entre forme architecturale et production industrialisée qui débouche sur une première proposition avec le principe « Dom-Ino », système constructif au vocabulaire spatial radicalement nouveau.
En 1917, il quitte la Suisse pour Paris, où il se lie avec Amédée Ozenfant, peintre « puriste » avec lequel il fonde la revue « L’esprit nouveau ». De 1920 à 1930, Le Corbusier va concevoir une série de villas qui le voit mettre au point un langage architectural de rupture, qui propose de nouveaux registres formels cohérents. Avec la villa La Roche (1923-1925), les pilotis apparaissent pour la première fois comme solution pour libérer la construction du sol, tandis que sa rampe matérialise la notion de promenade architecturale. Dans le pavillon de l’Esprit Nouveau, aménagé lors du salon des arts décoratifs de 1925, Le Corbusier donne corps à son manifeste de 1923, « Vers une architecture », et montre la dimension urbaine de ses recherches sur le logement standardisé dont l’addition systématisée doit former la ville moderne. Quant à la villa Stein et de Monzie, à Garches (1926-1928), on y voit la démonstration de l’espace ouvert moderne, dont le « plan libre » abolit la notion de « pièce » en séparant les éléments porteurs des cloisons.
En 1928 arrive la commande d’une villa à construire à Poissy pour la famille d’un riche assureur parisien, Pierre Savoye. La très grande cohérence de l’œuvre qui en résulte lui donne une valeur de manifeste, par la synthèse qu’elle constitue de cette décennie d’exploration formelle. Les études commencent en octobre 1928. Rapidement Le Corbusier décide de l’implanter sur la ligne de crête d’un terrain en limite du plateau qui surplombe la ville de Poissy.
Elle se présente sous la forme d’un parallélépipède perché sur pilotis et couvert d’un toit-terrasse d’où se détachent des cloisons libres aux formes sculpturales. À l’intérieur, la contrainte des murs porteurs traditionnels disparait au profit d’une trame de poteaux. L’espace est ouvert, les circulations sont libres. Salon et patio s’en retrouvent à la fois disjoints et unifiés. Une promenade architecturale permet de progresser de l’ombre du rez-de-chaussée à la lumière du toit-terrasse. La rampe nous emporte du hall au patio, du patio au jardin. Là, une cloison nous arrête pour offrir une vue cadrée sur la Seine en contrebas. Les façades, également libérées de leur rôle porteur traditionnel, s’ouvrent d’une longue fenêtre en bande sans trumeau, ce qui permet d’attacher l’horizon aux intérieurs.
Cette maison de maître est dotée d’une loge pour le gardien. Le Corbusier calquera son dessin sur le projet de « logement minimum » qu’il avait présenté au premier congrès des CIAM, en 1929, consacrés aux habitations à loyers modérés.
Dès la fin du chantier, en juillet 1931, la maison trahit son statut de prototype et présente de nombreuses défaillances techniques, notamment en matière d’étanchéité. Abandonnée par les Savoye dès 1939, elle tombe presque en ruine avant d’être sauvée par une mobilisation internationale qui aboutira à sa protection au titre des Monuments historiques en 1965. En 1967, elle est restaurée par Jean Dubuisson.
Formellement très aboutie, la villa Savoye s’impose rapidement comme un classique de la modernité naissante. Architecture à la fois généreuse, radicale et optimiste, elle propose un nouvel idéal domestique censé répondre aux préoccupations sociales de son temps. Elle trahit également la foi inébranlable de cette époque dans le progrès et ses symboles : la voiture, l’hygiène, le fonctionnalisme. Devenue aujourd’hui iconique, elle dit la nostalgie d’une époque où le moderne, pour paraphraser Anatole Kopp, n’était pas un style mais une cause.
Dominique Amouroux, La villa Savoye, Editions du patrimoine, Paris, 2011.
Tim Benton, Villas parisiennes de Le Corbusier, Éditions de La Villette, Paris, 2007.
Collectif, Le Corbusier le Grand, Editions Phaidon, 2019.