Art & Architecture
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Découvrez le chef d’œuvre de l’architecture romane provençale, paroxysme de l’ascétisme cistercien
« Le Thoronet est l’expression physique d’un lien entre ce qui est profond et ce qui est quotidien ». C’est par cette phrase que John Pawson résume le paradoxe de l’architecture monastique, qui doit offrir à une communauté religieuse l’espace de son refus du monde, tout en lui ménageant un lieu pour exister. Une apparente contradiction que l’abbaye du Thoronet résout magistralement. Chef d’œuvre de l’architecture romane provençale, paroxysme de l’ascétisme cistercien, elle est remarquable pour son osmose avec le site et le minimalisme savant de son expression architecturale.
À l’origine du Thoronet, il y a l’abbaye de Mazan, première implantation des cisterciens en Languedoc en 1120 et sa « fille » Notre-Dame de Florielle, fondée en 1136. Cette dernière décide de déménager en 1157 ayant des difficultés à se développer. Le nouvel emplacement, situé à une vingtaine de kilomètres au sud, respecte l’exigence de la règle bénédictine de vivre dans le refus du monde séculier, avec un terrain difficile d’accès, entouré par le désert d’une forêt épaisse, éloigné des premiers villages situés à plusieurs kilomètres. Les lieux possèdent cependant les bases de l’autosuffisance, avec une source et deux cours d’eau au nord et à l’ouest.
Bien qu’accidenté, le site offre par ailleurs une roche suffisamment bonne pour que son calcaire serve à construire l’ensemble abbatial. Le chantier débute dès 1175 avec l’église, le cloître est de l’aile des moines, jusqu’en 1250 où sera achevée l’aile des convers. Implantée au centre du terrain, l’abbaye cistercienne reprend le principe de la typologie bénédictine fixé par le plan de Saint-Gall au IXe siècle : quatre corps de bâtiments réunis autour du vide d’un cloitre, qui forment le carré claustral où s’organise l’activité religieuse des moines et leur interaction avec les convers, ces moines non soumis à la règle se consacrant aux tâches matérielles.
Au-delà, des bâtiments annexes tels que la grange dimière s’implantent parmi l’aménagement des jardins et du cimetière. L’ensemble est ceint d’un mur de clôture qui protège symboliquement et matériellement la communauté. Un petit bâtiment, la porterie, permet le contrôle des entrées et des sorties. L’hôtellerie, accolée à la porterie, est isolée de l’ensemble, car dédiée à l’hébergement temporaire des voyageurs de passage, qui ne doivent interférer avec la vie des moines.
Le cloître, anciennement étagé mais aujourd’hui d’un seul niveau, constitue le cœur spatial et symbolique de l’abbaye, et se trouve délimité par une galerie scandée d’arcades dont le dessin évoque un roman pur et dépouillé, avec son plein cintre occupé par une baie géminée surmontée d’un tympan à oculus. Espace dédié à la méditation mais qui permet l’accès à chacune de ses ailes, il démontre au Thoronet la souplesse d’une typologie qui sait s’adapter à la topographie accidentée des lieux. Adoptant le tracé d’un parallélépipède irrégulier, il permet aux ailes est et ouest de rester orthogonaux à la pente. De même, la galerie prend en compte la déclivité du terrain en décalant régulièrement la hauteur des tailloirs de certaines de ses piles.
Tout autour, on retrouve les corps de bâti représentatifs de la typologie cistercienne. Au nord, le réfectoire des moines et à l’ouest, le cellier. À l’est, l’enfilade de la salle des moines, du parloir et de la salle capitulaire, que surmonte le dortoir des moines, est directement reliée au transept nord de l’église abbatiale afin de faciliter l’accès des moines aux offices. Habituellement implantée au nord dans les premières abbayes cisterciennes, l’église est ici implantée au sud pour mieux protéger du soleil les galeries du cloître et son jardin. Un signe que le système cistercien, s’il est régulier, n’est pas pour autant rigide, et sait s’adapter aux spécificités locales.
L’ensemble respecte ainsi la typologie cistercienne, qui organise les espaces afin de permettre aux moines de respecter les us et coutume de l’ordre, mais dans une démarche contextuelle, qui adapte cette typologie aux particularismes du site. Son vocabulaire formel et constructif exprime bien la sobriété de l’ordre, dont les règle promeuvent l’absence de décors : un texte de saint Bernard, dans l’Apologie à Guillaume, condamne directement la profusion et la richesse des décors dans les édifices religieux.
En conséquence, ce sont les dimensions architectoniques et constructives qui sont mises en avant. L’ascèse architecturale qui en résulte est rendue possible par la maîtrise des techniques constructives des moines maîtres d’œuvre. Par exemple, les joints très minces de l’appareillage des pierres résultent d’une taille en biseau des blocs de pierre, qui permet de bien remplir de mortier l’interface entre deux blocs. Ainsi, la finesse des joints ne remet pas en cause la bonne stabilité des ouvrages.
Pour les cisterciens, c’est l’idéal de la règle qui pare les édifices, non pas l’ornement, charge à l’architecture d’en devenir le faire valoir discret, mais omniprésent. Au Thoronet, on la retrouve réduite à son essence même, celui du « jeu savant, correct et magnifique des volumes assemblés sous la lumière » chère à Le Corbusier.
Yves Esquieu, Vanessa Eggert, Jacques Mansuy, Le Thoronet, Une abbaye Cistercienne, Montpellier, Editions Actes Sud, 2006.
Nathalie Molina, L’abbaye du Thoronet, Paris, Editions du patrimoine, 1999.
Fernand Pouillon, Les Pierres sauvages, Paris, Editions du Seuil, 1964- réédition 2006.
Henry Bauchau, La pierre sans chagrin – Poèmes du Thoronet, Editions de l’Aire, 2013.